Canevas de DOMENICO BIANCOLELLI Qui tient le rôle d'ARLEQUIN, valet de Don Juan Traduction des notes de Biancolelli, faite par M. Thomas Gueullette au XVIII° siècle. Extrait du « Recueil de sujets de pièces tirées de l'Italien » - Bibliothèque Nationale - Paris—Joué au Théâtre du Petit Bourbon - Paris - 1658 Dans la première scène, j'arrive avec le Roi qui me parle du libertinage de Don Juan. Je lui dis : « Il faut, Sire, avoir patience ; quand les jeunes gens deviennent un peu plus âgés, ils changent de conduite ; il faut espérer que cela arrivera à Don Juan » Le Roi m'ordonne de lui raconter quelque histoire pour l'amuser. Je prends un siège et je m'assois à côté de lui ; alors je lui fais le récit de la « Reine Jeanne ». On entend du tumulte au-dedans, je me sauve. Cette scène est de nuit. J'arrive seul et je m'entretiens de la débauche de mon maître qui ne songe qu'à déshonorer les femmes ou les filles qu'il trouve sous sa main, etc. Don Juan qui m'écoute met l'épée à la main, et demande : « Qui va là? » Je dis que je suis Arlequin, valet de Don Juan . Il dit du mal de lui-même ; je conviens qu'il a raison ; ensuite, je me repens d'avoir ainsi parlé, et je dis que je veux soutenir l'honneur de mon Maître ; il me répond que, cela étant, il va me faire raison. Après plusieurs lazzi de frayeur, j'y consens, mais je me jette à terre sur le dos, tenant mon épée à deux mains, et je la remue de façon qu'il la trouve toujours ; enfin je la baisse, en disant : « Ah ! je suis mort ! » Don Juan, très fâché de m'avoir blessé, se nomme, m'appelle par mon nom, et me demande si effectivement je suis mort. Je réponds que si véritablement il est Don Juan, je suis en vie, mais que s'il ne l'est pas, je suis trépassé. Enfin, je me lève de terre, et nous faisons le lazzi des archers qui le poursuivent et de la bourse qu'ils m'offrent pour découvrir Don Juan. Quand mon maître est à table, je lui dis que j'ai servi un médecin qui m'a appris qu'un tel plat était de dure digestion. Il me le donne, je mange goulûment ; il me représente ce que mon médecin m'a dit ; je lui réponds que c'est le plat qui est de dure digestion, et non ce qui est dedans. Dans la scène du naufrage, je suis en chemise dans l'eau avec 10 ou 12 vessies ; je me hausse et je me baisse comme si je nageais, et j'arrive sur le théâtre en disant : "Plus d'eau ! plus d'eau ! Du vin tant que l'on voudra ! » J'aperçois Don Juan entre les bras d'une jeune fille de pêcheur. Je dis alors : « Si jamais je tombe dans la mer, je voudrais bien me sauver dans une pareille barque ! » Puis, je tords ma chemise, et crie : « Ohimé ! Voilà un brochet qui s'est attaché à mon ventre. » Je remercie Neptune de m'avoir sauvé de la mort, et regardant la gorge de la pêcheuse, je dis : «Si j'avais eu deux pareilles calebasses, je n'aurais pas craint de me noyer. » Mon maître sort de son évanouissement, et, pendant qu'il s'entretient avec la jeune fille, je fais le lazzi de crever une de ces vessies en tombant sur le cul ; cela fait du bruit, je dis que c'est le canon que je tire en réjouissance de nous être sauvés. Lorsque mon maître s'en va avec la pêcheuse, je la plains et je dis : « Mon maître est si libertin que s'il va jamais aux enfers, ce qui ne peut lui manquer, il voudra débaucher Proserpine. » La pêcheuse dans cette scène dit à Don Juan qu'elle compte qu'il lui tiendra la parole qu'il lui a donnée de l'épouser. Il lui répond qu'il ne le peut et que je lui en dirai la raison. Il s'en va et cette fille se désespère. Alors je lui montre qu'elle n'est pas la centième qu'il a promis d'épouser. « Lisez, lui dis-je : voilà la liste de toutes celles qui sont dans le même cas que vous, et je vais y ajouter votre nom. » Je jette alors cette liste roulée au parterre, et j'en retiens un bout, en disant : « Voyez, Messieurs, si vous n'y trouverez pas quelqu'une de vos parentes" Nous arrivons sur la scène, mon maître et moi, et nous y trouvons le Duc Octavio et Pantalon. Après les premiers compliments, je me mets à côté de Pantalon, et à chaque fois qu'il me regarde, je lui fais une profonde révérence. Ce lazzi répété plusieurs fois l'impatiente ; il passe de l'autre côté, j'y passe aussi et recommence le lazzi. Comme j'ai mon manteau, je l'ôte de dessus mes épaules, j'en joue comme on se sert du drapeau, et je donne à Pantalon un coup dans l'estomac, dont nous tombons tous deux par terre. Ensuite, je me mouche au mouchoir de Pantalon ; il s'en aperçoit, me donne des coups de poing ; je les lui rends. Don Juan propose au Duc de changer avec lui de manteau pour aller en bonne fortune. Il accepte. Je fais la même chose avec Pantalon. Ils quittent la scène. J'y reste avec Don Juan qui me raconte qu'il veut aller chez Donna Anna, la maîtresse d'Octavio. Je m'y oppose, et lui parle du Ciel. Il me donne un soufflet. Je dis alors : « Allons donc, puisqu'il le faut ! » Et nous sortons. Don Juan s'introduit chez le Commandeur Don Pierre, père de Donna Anna qu'il a voulu déshonorer. A ses cris, le Commandeur arrive, poursuit Don Juan qui le tue. Je fais alors des scènes de frayeur. Je veux me sauver ; je tombe sur le mort, je me relève et je m'enfuis. Dans cette scène, les manteaux troqués se rendent avec plusieurs lazzi de ma part, en rendant la robe de Pantalon. Dans cette scène, je fais mes réflexions sur le cri public qui promet dix mille écus et la grâce de quatre bandits à qui découvrira l'auteur de la mort du Commandeur. Pendant que je discours en moi-même, sur cette aventure, arrive Don Juan. Je lui apprends ce qui a été publié de la part du Roi. Après quelques lazzi de frayeur au sujet des archers, Don Juan qui se méfie de moi, met l'épée à la main et me menace de me tuer si je parle. Je lui jure que je ne dirai mot. - « Mais, me dit-il, si l'on te donne la question ? » - « Cela ne me fera pas parler » Voyant cela, il feint alors de me donner la question et d'être le Barigel (chef de la police). J'avoue tout ; il devient furieux, redouble ses menaces , veut changer d'habit avec moi et m'emmène pour cela, me disant qu'il faut avoir du courage. Je le lui promets. Il feint que les archers sont à nos trousses; je m'épouvante et me sauve ; il court après moi. Dans cette scène, qui se passe à la campagne, je badine avec les villageoises, et je dis au mari de l'une d'elles : « Si vous n'êtes pas le seigneur Cornelio, vous le serez bientôt.» et, quand elles dansent, je dis : « Mon maître leur fera tantôt danser un autre branle.» Ensuite, nous les enlevons. Dans la scène où paraît le tombeau du Commandeur, Don Juan lit l'inscription qui est sur le piédestal et feint de craindre la foudre dont il est menacé. Ensuite, il rit de la vanité des hommes au sujet des épitaphes. Je lis à mon tour ce qui est écrit et, me rappelant que j'ai eu, pour ainsi dire, part à toutes les débauches de mon maître, je commence à en craindre la juste punition. Mon maître, pour se réjouir, m'ordonne d'aller inviter la statue du Commandeur à souper pour ce soir. Je ris de cette folie ; cependant je vais l'inviter à souper. La statue me répond par une inclination de tête ; je tombe de frayeur, et je dis à mon maître ce que j'ai vu. Il n'en veut rien croire, la prie lui-même ; elle lui fait pareille inclination ; il en est étonné ; nous rentrons. Pantalon, dans cette scène, veut m'interroger et me dit que l'on donnera les 10.000 écus à celui qui nommera le meurtrier du Commandeur. Comme il me presse à ce sujet, je lui dis que, si j'étais bien sûr de la récompense, je le nommerais. Après plusieurs lazzi, je lui dis que je ne le connais pas. « Imagine-toi, me dit-il, que je sois le Roi et que je t'interroge : - Bonjour, Arlequin ! - Serviteur à Votre Majesté, lui réponds-je. - Sais-tu qui est le meurtrier en question ? - Oui, Sire - Nomme-le et tu auras la somme promise Et bien, Sire, c'est... c'est... c'est Pantalon. Alors, Pantalon m'envoie au diable, me menace de me faire pendre, et sort, furieux contre moi. Je quitte aussi la scène. Dans celle-ci, je veux reprendre Don Juan de ses vices. Je lui raconte la fable de l'âne chargé de sel et ensuite d'éponges. Je lui en fais l'application ; il feint d'être sensible à mes remontrances ; je me jette à ses genoux ; il s'y met aussi, feint d'implorer Jupiter. Je rends grâce au Ciel de sa conversion ; il se lève, me donne un coup de pied au cul et se moque de moi. Alors, je me relève et dis: « Andiamo al bordello ». Il demande à souper. Après tous les lazzi pour mettre le couvert, pour escroquer quelques morceaux de dessus la table, celui de la mouche que je veux tuer sur son visage, je dérobe un morceau de dessus la table ; un des valets me l'arrache ; je donne un soufflet à un autre que je crois être mon escroc. J'essuie une assiette à mon derrière ; puis, je la présente à Don Juan ; ensuite, je lui parle d'une jeune veuve très jolie, qui m'a tenu des discours très flatteurs sur son compte. Alors il m'ordonne de me mettre à table avec lui ; j'obéis de grand cœur. «Allons, canailles, dis-je, que l'on m'apporte un couvert» Je dis à mon maître de ne pas aller si vite ; je me lave les mains, je les essuie à la nappe. Embarrassé de mon chapeau, je le lui mets sur la tête ; je retourne la salade avec ma batte ; je coupe une poularde ; je renverse la lumière ; je me mouche avec la nappe, et l'on heurte à la porte. Un valet y va et revient très effrayé et me culbute ; je me relève ; je prends un poulet d'une main et un chandelier de l'autre ; et je vais à la porte. J'en reviens très épouvanté, en faisant tomber trois ou quatre valets, et je dis à Don Juan que celui qui m'a fait ainsi (en baissant la tête) est à la porte. Il prend un chandelier, va le recevoir. Pendant ce temps, je me cache sous la table, et comme je sors la tête de dessous pour voir la statue, Don Juan m'appelle et me menace de m'assommer si je ne reviens me mettre à table. Je lui réponds que je jeûne ; ensuite, obéissant à ses ordres réitérés, je me mets à table et je me couvre la tête avec la nappe. Mon maître m'ordonne de manger. Je prends un morceau, et, dans le moment que je le porte à la bouche, la statue me regarde et fait un mouvement de tête qui m'effraie. Don Juan m'ordonne de chanter : je lui dis que j'ai perdu la voix, enfin je chante, et, en suivant l'ordre de mon maître, je bois à la santé de la statue qui me répond d'un signe de tête. Je fais la culbute le verre à la main et me relève. Enfin, après que la statue a invité à son tour Don Juan à souper et qu'il a accepté, elle se retire. Don Juan la reconduit. Pendant ce temps, je mange goulûment. Il rentre ; je veux le dissuader d'aller souper avec la statue, et nous sortons ensemble. A placer dans le détail du repas : Dans le repas, au, commencement, je viens dire que le feu a pris dans la cuisine. Don Juan et tous les valets y courent. Pendant ce temps-là, je me mets à table et je mange goulûment. Don Juan revient, et je me sauve. A joindre encore au repas: Pendant le repas, il me demande des nouvelles de la Signora Lizetta. Je lui dis que j'ai été chez elle, et qu'elle n'y était pas. Il me reproche que je mens. - Si cela n'est pas, lui réponds-je, que ce morceau puisse m'étrangler! (je prends un morceau de viande sur la table). - Et sa suivante ? ajoute-t-il. - Elle était sortie. - Cela est faux. - Si je mens, lui dis je, que cet autre morceau puisse m'empoisonner ! Alors, il me dit: « Ne jure plus, j'aime mieux te croire. » Dans la dernière scène, je dis qu'il faut que la blanchisseuse de la maison soit morte, car tout est ici bien noir. Il s'approche de la table où est la statue, et prend un serpent dans un plat, en disant: « J'en mangerai, fût ce le diable (il mord à même) et je veux te charger de ses cornes. » La statue lui conseille de se repentir ; je dis « Amen ! » Il n'y veut pas entendre ; il abîme sous terre. Je m'écrie : « Mes gages ! mes gages ! Il faut donc que j'envoie un huissier chez le diable pour avoir mes gages.» Dans la dernière, quand le Roi vient sur le théâtre, je me mets à genoux devant lui, et je lui dis : « O Roi ! vous savez que mon maître est à tous les diables, où vous autres, grands Seigneurs, serez aussi quelque jour. Faites donc réflexion sur ce qui vient de lui arriver. » Dans la scène du repas, je vole un chapon sur la table avec un hameçon. Dans la scène du naufrage, j'arrive dans un baril sans fond ; je fais une culbute, en sorte que je me trouve debout et hors du baril. Quand je suis à table et que je mange, je ne réponds à Don Juan que par monosyllabes : - De quelle taille est elle? - Courte. - Près. - Comment l'appelle-t-on ? - Anne. - A-t-elle père et mère ? - Oui. - Tu dis qu'elle m'aime ? - Fort. - Où l'ai-je vue pour la première fois ? - Au bal. - Quel âge a-t-elle? Je montre deux fois mes deux mains pour marquer qu'elle a 20 ans. Je dis ensuite : « C'est une chose bien inconstante que la fortune. Imaginez-vous que ce friand morceau est un homme au haut de la roue des grandeurs ; la roue vient à tourner, comme ce plat ; cet homme tombe d'un coup au plus bas de la roue et dans le néant.» Alors je mange ce friand morceau. Dans la scène des remontrances, je lui dis : « Je me souviens d'avoir lu dans Homère, au traité pour empêcher que les grenouilles ne s'enrhument, que dans Athènes, un père de famille ayant acheté un jeune cochon de lait, bien fait et d'une physionomie si douce qu'il en fut charmé, il conçut tant d'amitié pour lui qu'au lieu de le faire mettre en broche, il l'éleva avec toute l'attention et le soin possible. Un jour, cet animal qui était devenu d'une figure extrêmement avenante, oubliant tous les bienfaits de son maître, entra dans le jardin aux fleurs, et avec son groin en déracina les oignons qu'il mangea. Le jardinier alla s'en plaindre au maître, lequel aimant tendrement son cochon, dit « Il faut lui pardonner pour cette fois. » Quinze jours après, il entra dans la cuisine, renversa la marmite, mangea la viande, et mit tout sans dessus dessous. La cuisinière courut en avertir le maître, lequel eut tant de bonté pour son cochon qu'il défendit qu'on lui fit aucun mal. Il ne se passa pas un mois que l'insolent cochon, abusant de la bonté de son maître, entra dans la salle et y cassa tous les pots, assiettes et verres de faïence, porcelaine et cristal. Quand le maître vit cela, sa patience étant épuisée, que fit-il ? Il fit sur le champ tuer le cochon, dont il fit des côtelettes, des saucisses et du petit lard pour toute sa famille. Et l'application - ce père de famille, c'est Jupiter ; ce cochon, c'est vous, mon cher maître; ce jardinier, cette cuisinière, ce sont ceux auxquels vous avez fait toutes sortes d'insultes. Vous tuez le mari d'une pauvre femme ; vous enlevez la fille d'un autre; vous débauchez celle-ci à son mari - tous en portent leurs plaintes à Jupiter. La première fois il vous pardonne; la seconde fois, il veut bien encore être sourd à leurs prières; mais enfin vous en ferez tant que ce dieu, prenant le couteau de sa foudre, fondra sur le cochon bien aimé, qui est vous, mon cher maître, le tuera et en fera des saucisses et des côtelettes pour tous les diables. » Cet acteur fut pendant 28 ans l'âme du théâtre Italien à Paris de 1660 à 1688. A 48 ans, il semble avoir pris froid, la chemise trempée, après avoir interprété une folle danse qui fit rire le roi aux éclats. Le théâtre s’arrêta pendant un mois puis Evariste Gherardi prit sa succession. Biancolleli raconta généreusement l’essentiel de ses spectacles où il était Arlequin. Voici un extrait de ce fameux canevas du festin de pierre. Copié depuis l’antiquité et inspirateur du Dom Juan de Molière. |
© 2017 Christophe Tournier |